Je sonde la rivière, comme je sonde ma pensée. Sur quoi suis-je en train d'écrire ? Sur quoi portera mon solo ? Qu'est-ce que c'est que la pensée ? Cette matière qui est dans ma tête enfin j'ai l'impression qu'elle est dans ma tête. À l'instant présent, je sens ma pensée comme je sens un étron dans mon ventre, j'ai l'impression de faire un effort physique pour faire sortir cette pensée, et la traduire avec des mots pour que vous puissiez la lire, maintenant, devant votre ordinateur. Les projets, les idées ou l'imagination sont des espaces que je sonde dans la rivière de ma pensée. Au moment ou j'écris ce texte, je suis dans la même condition que lorsque je pêche le brochet, je ne suis pas sûr d'arriver à mes fins. D'attraper ce pourquoi je suis là, assis devant mon ordinateur, à la bibliothèque de l'abbaye de La Cambre à Bruxelles en attendant que Charline sorte de son cours de couleurs. Je ne sais pas comment je travaille, je le découvre en même temps que je le fais. Et demain retour sur Lausanne, huit heures de voiture avec un arrêt sur Strasbourg pour enregistrer une conversation pour le mémoire. La pensée est un sport que je travail au quotidien, plus souvent que la pêche. Car la pensée sur le théâtre ou plutôt la pensée sur mon théâtre, je la pratique tous les jours. C'est comme ça. Je ne suis peut être pas un grand penseur mais je sais comment j'aime penser pour ne pas tomber dans certains pièges. Ces pièges qui sont les miens. Ces dernières années j'ai pu apprendre à repérer certains des pièges dans lesquels je tombe le plus souvent et certaines techniques pour m'en sortir. L'une des principales techniques que j'ai apprises me vient de la pratique de la musique d'improvisation libre que j'ai pu faire à Toulouse, avec un saxophoniste, Marc Demereau. Pour pouvoir écouter cette musique il me fallait aller à "la maison peinte" chez Heddy Boubaker. Lorsque nous pratiquions cette musique avec Marc, la seule consigne était de s'arrêter au bout de vingt minutes subjectives, à l'écoute. Avec Heddy, il n'y avait aucunes règle. Nous jouions pendant deux heures. Nous étions à peu près huit ou dix musiciens. La plupart étaient des musiciens professionnels ou en devenir, et pratiquaient d'autres genres de musiques avec d'autres groupes. Mais lorsque l'on jouait ensemble la musique d'impro libre, d'une certaine manière le but était de chercher à ne pas reconnaître ce que l'on produisait comme son. Si une tonalité Jazz apparaissait, dès lors, il s'agissait de la rompre; dès qu'une structure rythmique apparaissait, il fallait la casser. Être à l'écoute de ce qui apparaît, réussir à voir et à entendre ce qui arrive vraiment en termes de son, de géométrie du son, de structure. Reconnaître une structure lorsqu'elle apparaît et la rompre. Rester volontairement dans cet espace incertain où tout peut arriver. Cette pratique ne me mettait pas du tout dans une recherche évidente. Moi je jouais du piano. Au début du cours, je le débarrassais de ses carapaces (ces caches en bois qui interdisent aux musiciens l'accès direct aux cordes). On commençait à jouer. La principale difficulté à laquelle j'avais affaire, c'est que nous ne nous faisions jamais de retours, chacun jouant ce qu'il voulait ou ce qu'il pouvait en fonction de ce qu'il se passait dans le moment, le moment présent. Je n'ai jamais eu aucun retour sur la qualité de ce que je faisais, ni aucun jugement sur le jeu d'aucun des musiciens. La seule chose dont on pouvait parler, c'était lorsque nous finissions une impro, regarder et parler de ce qui avait eu lieu, en termes de quantité, d'écoute, de qualité de silence… Sans que personne ne puissent me dire au fond si j'avais réussi ou pas. Ces cours de musique me plaçait la plupart du temps dans une impression de ne plus rien savoir, me rendant pratiquement muet. Incapable d'en parler, incapable de savoir si je faisais comme il fallait ou si je faisais complètement à l'envers. Cette pratique me sert donc énormément dans le cadre de l'école, où nous sommes toujours face au pédagogue qui sait. La plupart du temps, le retour du pédagogue fait tout. Je suis heureux s'il me dit que c'est bien, très heureux s'il me dit que je suis super et malheureux quand il me dit que j'ai échoué. J'éssaie donc de m'émanciper de tout cela mais c'est dur car il est très dur pour l'acteur de s'émanciper du regard des autres, car il joue pour eux. Avec Oscar Gòmez Mata, j'ai souvent eu l'impression d'être dressé, comme un chien. Mais je peux aussi prendre du plaisir à cela. Oscar m'apprend de nouveaux tours et ça me rend heureux. Mais si je ne fais pas ce qu'il veut, je sais que je serai sanctionné. Oscar voit mes faiblesses avant moi, il les repère et me les montre. Souvent, il me demande d'être plus rapide. Lorsqu'il me dit cela, j'entends qu'il essaie de m'emmener vers ce qui m'intéresse le plus, c'est à dire: l'inattendu. Jouant à la vitesse où je ne peux plus prévoir ce qu'il va ce passer. Cela me fait très peur, mais ça crée souvent des choses justes. Je suis plus juste lorsque je me lance que lorsque j'ai peur de faire faux. Nous arrivons par là au "Principe d'équivalence" de Robert Filliou dont Oscar nous a beaucoup parlé, avec ses notions de "bien fait", "mal fait", "pas fait" comme des possibilités équivalentes. (Revue Proteus n°1, le médium Regards croisés sur le Principe d’équivalence de Robert Filliou Une œuvre hors-médium). Ce principe est super important. Il me permet de me faire confiance. "Le Principe, définition de l’art conceptuel ? Dans sa dimension textuelle, le Principe d’équivalence correspond à la formulation suivante : bien fait mal fait pas fait. Dans l’optique de la Création permanente, je propose que ces trois possibilités soient équivalentes. Robert Filliou évoque ici trois modalités du « faire » artistique : le « bien faire » postule que la réalisation artistique répond à des critères esthétiques – et le « bien fait » est le couronnement de l’intention artistique par la technique. La modalité du « bien faire » est celle qui distingue l’artiste du non-artiste dans une conception de l’art selon laquelle l’œuvre devrait témoigner physiquement de la virtuosité de l’artiste. C’est cette même conception qui est mobilisée lorsque le béotien juge négativement les œuvres contemporaines ou les disqualifie pour la raison supposée que « n’importe qui peut le faire ». Selon la modalité du « mal faire », l’œuvre peut être l’objet d’un bricolage précaire et non d’une maîtrise technique des matériaux et de la composition ; il n’est pas nécessaire qu’elle soit belle et de ce point de vue l’art « mal fait » vient contre-dire l’idée même des beaux-arts. La troisième modalité artistique, celle du « pas fait », est celle qui constituerait l’équivalence proposée par R. Filliou en une définition ou maxime de l’art conceptuel. Dans la perspective ouverte par le Principe, l’œuvre n’est plus un objet esthétique et l’art la production d’un tel objet. L’idée devient dès lors l’essentiel de l’œuvre." Voilà ce que dit Filiou lorsqu'il parle de son travail. Et "R. Filliou n’avait vraisemblablement pas pour dessein de qualifier – au sens sportif du terme – d’autres œuvres que les siennes". Depuis quelques temps j'ai commencé à être contre les idées, surtout dans le rapport au plateau. Contre mes idées. Car je me suis rendu compte que d'avoir des idées m'enferme parfois dans mon jeu. Par contre, lorsque je mets moins d'importance à l'idée elle-même qu'à comment la développer, alors c'est un horizon qui s'ouvre, qui me permet de me surprendre et de découvrir de nouveaux territoires inattendus. D'une certaine manière, je me rends compte que mon imagination a des limites, en effet je n'arrive à imaginer que ce que je connaîs déjà. Alors, pour faire de vraies découvertes, il me faut faire appel à différentes techniques. Comme une sorte d'aller-retour entre intérieur et extérieur. Comme dit Flusser dans "le geste d'écrire", "Dans ma mémoire, il y a des mots.(…)Il me faut d'abord les écouter". Et lorsque je les ai un peu écoutés, je peux aussi regarder avec mes yeux, la rencontre des images se fait toute seule et me déplace. J'ai beau avoir une idée, si je ne regarde que cette idée, telle que je la conçois, j'ai du mal à la développer. Par contre, si je la fais frotter avec ce qui me vient de l'extérieur alors c'est tout mon être qui se met en branle, tout mon corps qui réagit et qui devient autre chose. Cela me fait penser au travail d'une amie artiste, Diane Rabreau, et comme elle le dit dans le premier paragraphe de son livre :"La plage aux souches est située quelque part en France. Avant d'y être allée, elle n'avait pas de nom. Comme si, avant de la nommer, la plage aux souches n'existait pas. " Et elle le prouve par son jeu, "Changement de point de vue " (page 31). D'une certaine façon, comme lorsque je pêche, pour ce mémoire vous êtes une proie que je cherche à attraper. Mais pour vous attrapez, je m'efforce de construire ce piège avec ce que j'ai. Ou alors la proie ce n'est pas vous, car au fond, votre jugement sur moi ne m'intéresse pas, ce qui m'intéresse, et peut être qui nous intéresse, c'est de savoir si je vais réussir ou non à saisir une pensée, mais pas n'importe laquelle. Ou alors, pour ce mémoire d'acteur que je suis obligé d'écrire, l'appât c'est moi.

Diane Rabreau, La plage aux souches